CHAPITRE PREMIER
Le musée avait quelque chose d’une cathédrale, si bien que les visiteurs marchaient à pas feutrés et parlaient en chuchotant, intimidés par la majesté de l’édifice. Il était fait de pierre brute, ses hauts toits en voûte murmurants d’échos lointains, ses vastes salles flanquées de galeries et de fenêtres oblongues en verre de couleur vive. Même les gardiens, discrètement postés près des piliers sculptés, ressemblaient davantage à des pièces de musée qu’à des hommes : créatures soumises à l’art du taxidermiste, simulacres en uniforme chargés de protéger des trésors fabuleux. Il eût été facile d’oublier leur présence.
Dumarest ne l’oubliait pas. Dès son entrée dans le musée, il avait eu conscience de leurs regards attentifs. Ils le suivaient en ce moment même, tandis qu’il déambulait avec une douzaine d’autres personnes, sa tenue gris neutre contrastant violemment avec leurs atours citadins, le désignant comme étranger et, par là, objet d’intérêt. Même les gardiens finissaient par s’ennuyer.
— Un phendrat.
La voix du guide s’éleva par-dessus le bruit étouffé des pas qui bientôt se tut. Il leva le doigt en direction d’une créature ailée hérissée de piquants, suspendue par des fils invisibles. Jusque dans la mort, il en émanait une férocité hargneuse. La naturalisation n’avait rien ôté au chatoiement de ses écailles.
— Le dernier spécimen de son espèce a été détruit il y a plus de trois siècles dans les monts Tamar. C’était un Carnivore, le plus gros insecte qu’on ait connu sur ce monde : le résultat, apparemment, d’une mutation désordonnée. Son cycle vital observait un schéma courant : la femelle cherchait un hôte approprié et enfouissait ses œufs dans la chair vive. Vous voyez ce dard ? Le venin paralysait la créature ainsi choisie qui, impuissante, était dévorée vivante par les petits sortis des œufs. Notez la longue proboscide, les mandibules et les pattes crochues. Voici le bruit d’un phendrat en vol.
Le guide toucha un bouton encastré dans un pilier, et un bourdonnement ténu et vindicatif emplit l’air. Une mère de famille s’éclaircit la gorge quand le son s’éteignit.
— Êtes-vous sûr qu’il n’en reste plus aucun ?
— Absolument, madame.
— Je possède une ferme dans les monts Tamar. Si je savais qu’il existe encore de ces bêtes dans les parages, je la vendrais dès demain.
— Vous n’avez rien à craindre, madame, je vous assure. (Le guide se remit en marche.) Un krish, dit-il, en faisant halte devant une vitrine d’environ trois mètres, remplie d’une masse de piquants en circonvolutions. Celui-ci a été découvert au fond de la mer Ashurienne, Vous constaterez que la carapace est presque recouverte de pierres brillantes. Parfois, certains en sont tellement chargés qu’ils en perdent toute mobilité. Les pierres ne leur sont pas inhérentes et, jusqu’ici, on n’a pu déterminer si cette parure était volontaire ou accidentelle. J’entends par là qu’il est possible que cette créature ait bel et bien choisi de décorer sa carapace de la manière que vous voyez. Dans ce cas, le but de l’opération pourrait être, soit de se camoufler, ce qui semble peu probable, soit d’attirer un partenaire.
— Comme une fille qui se fait belle ?
L’homme était jeune et enclin à la frivolité.
— Quelque chose comme ça, monsieur. Mais ceci est un mâle.
— Mais cela ne signifierait-il pas que le krish est intelligent ?
La fille avait un visage maigre et résolu, d’épais sourcils surmontant des yeux un peut trop rapprochés pour qu’elle fût belle. Elle jeta un regard à Dumarest, et il s’aperçut, entre autres choses, qu’elle était demeurée à son côté durant toute la visite.
— N’est-ce pas votre avis ? Si une créature exerce son libre arbitre, cela n’implique-t-il pas qu’elle possède un cerveau doué de pensée ? Donc, qu’elle est intelligente.
Le guide reprit son chemin, le dispensant de répondre. Cette fois, l’homme s’arrêta devant un piédestal supportant une singulière construction métallique.
— Un mystère, dit-il. L’alliage est d’une nature inusitée et contient des traces d’éléments étrangers à ce monde. Il s’agit de toute évidence d’une partie d’une construction, une machine, peut-être, mais ce qu’était cette machine, ou le rôle de cette pièce dans le mécanisme, nous l’ignorons. On l’a découverte enterrée sous les alluvions, au cours des opérations de sape, à Green. À part le fait qu’elle est très ancienne et d’une nature artificielle, on ne sait rien d’elle. (Il marqua une pause.) Bien sûr, il court des tas de bruits à ce sujet : une civilisation indigène primitive qui aurait acquis une technologie supérieure, puis aurait totalement disparu sans laisser d’autre trace ; une pièce de rebut d’un vaisseau spatial d’origine inconnue ; une forme d’art laissée par une culture ignorée… le choix n’est limité que par l’imagination. Personnellement, je crois que l’explication est moins saugrenue.
— Et quelle est-elle ? interrogea la fille.
— Ma conviction ? (Le guide haussa les épaules.) Une partie de machine reconnue défectueuse et récupérée par des ferrailleurs. Les éléments étrangers ont pu être importés et l’alliage était issu d’une série expérimentale, visant à une plus grande efficacité. La pression économique ou la découverte d’un substitut moins coûteux expliquerait qu’il ne soit plus utilisé aujourd’hui. La chose est vraisemblablement tombée d’un radeau durant le transport à la fonderie.
Explication prudente et terre à terre, songea Dumarest, et bien calculée pour amoindrir l’intérêt qu’on pouvait porter à l’étrange assemblage. Qui serait intrigué par ce rebut ? Pourtant, au lieu de se détourner, il se rapprocha du piédestal et étudia la masse presque informe, en plissant les yeux. C’était sans espoir. La chose défiait toute tentative de déterminer sa fonction originelle, l’usure du temps ayant porté atteinte à sa délicate construction. Et délicate, elle l’était certes – cela au moins était évident, malgré les dommages subis : une sorte de dentelle métallique, entremêlée d’éléments solides et de conduits entrelacés. Si c’étaient bien des conduits. Si le métal avait bien à l’origine cet aspect de dentelle.
— C’est vieux, dit une voix, calmement. (La fille était encore à côté de lui.) Tellement vieux. Avez-vous remarqué que le guide n’a pas mentionné ce fait dans son explication ?
— Sans doute pensait-il que ça n’avait pas d’importance.
— Et vous ? (Sa voix se fit interrogatrice.) Vous intéressez-vous aux antiquités ? Est-ce pour cela que vous visitez le musée ?
Dumarest s’étonna de sa curiosité. S’agissait-il d’une banale tentative de conversation, ou de quelque chose de plus grave ? Elle semblait plutôt inoffensive – une fille jeune, peut-être une étudiante, soucieuse d’élargir ses connaissances, mais les apparences peuvent être trompeuses.
— Il pleuvait, dit-il. Le musée offrait un abri. Et vous ?
— Je n’avais rien de mieux à faire. (Sa voix s’assourdit, devint un peu rauque.) Et l’on peut rencontrer des gens si intéressants dans un musée.
Sa main se glissa sous son bras et le serra fermement. À travers ses vêtements, il pouvait sentir sa poitrine, la chaleur fiévreuse de son corps.
— Est-ce que nous rattrapons les autres, ou est-ce que vous en avez assez ?
— Et si j’en ai assez ?
— Il y a autre chose à faire par un soir de pluie que de contempler le passé. Elle s’interrompit et ajouta d’une voix lourde de sens : Des choses plus agréables et tout aussi instructives. Alors ?
— Le guide nous attend, fit-il, et, dégageant son bras, il s’éloigna à grands pas.
Le guide s’était arrêté devant un espace vide entouré d’une barrière de cordes mollement enroulées à des colonnettes. Une main posée sur un piédestal muni d’un bouton, l’autre levée dans un geste théâtral.
— Votre attention, dit-il quand Dumarest, suivi par la fille, rejoignit le groupe. Ce que vous allez voir est un authentique mystère que même moi ne peux expliquer. Je vais d’abord vous laisser vous réjouir les yeux, ensuite je vous dirai ce dont il s’agit.
Il se tut, en metteur en scène sachant captiver son public, puis appuya fortement sur le bouton.
— Contemplez !
Par la suite, le temps et les intempéries adouciraient de leur baume cette désolation, arrondissant les angles et brouillant les rudes contours, jetant sur ce lieu un filet végétal, de sorte que les lignes déchiquetées se fondraient au paysage et que les ruines se transformeraient en une aspérité surprenante. Mais pour le moment, son âpreté faisait l’effet d’un coup ; enchevêtrement de ruines, dévastation nue sous le ciel lavande, les stries sinueuses aux couleurs brutales tranchant contre un fond sombre ; les entrailles exposées d’une bête frappée par la fureur aveugle de la destruction implacable.
Une cité, pensa Dumarest, comme une machine, comme un homme, laisse voir les souffrances endurées dans sa mort.
Il fit un pas en avant et sentit contre ses cuisses l’impact léger de la barrière ; il cligna des yeux et se souvint que ce n’était qu’une illusion, mais l’hologramme était si réel qu’on s’y trompait, même pour ce qui était de l’échelle. Il était difficile de se rappeler que ce n’étaient pas de vraies ruines à une faible distance de là, et qu’elles n’étaient même pas nécessairement telles qu’elles paraissaient.
Avec difficulté, il questionna :
— Korotya ?
— C’est cela. (Le guide avait l’air surpris.) Un spectacle insolite, comme vous en conviendrez tous, je pense, et l’un des mystères de Selend. Nul ne sait comment la destruction s’abattit sur ce lieu. On ne soupçonnait même pas l’existence de la cité, malgré certaines rumeurs. Le site est impropre à l’agriculture et n’attirait donc pas les colons. Des chasseurs ont dû tomber, dessus par hasard, de temps en temps mais, en ce cas, ils n’ont jamais rapporté leur découverte. On présume que les habitants avaient pris des mesures en ce sens.
Une femme interrogea avec brusquerie :
— Ils les tuaient, voulez-vous dire ?
— C’est possible, mais il n’y a pas de preuve.
À l’écart, une fille dit à mi-voix :
— C’est horrible. Pareil ravage ! Et pourtant, d’une certaine façon, c’est également magnifique. Ces couleurs, ces formes ; mais comment… ?
— Bombe atomique. (Son compagnon prit un ton emphatique.) Quoi d’autre aurait pu engendrer une telle chaleur ? Tu vois comme la pierre s’est érodée en formant un entrelacs de nervures ? Des pressions internes ont dû en être la cause, l’air surchauffé à l’intérieur s’échappant brusquement en faisant sauter les murs fondus. La variété des couleurs est due sans doute aux structures internes, tuyaux, câbles, renforts de diverses natures. Toute la chose a dû se produire presque instantanément. Une formidable bouffée de chaleur qui a réduit toute la région à ce que nous voyons.
— Mais une cité entière ! (La fille fit entendre une exclamation d’incrédulité.) Et personne ne savait qu’elle était là ?
— Personne, dit le guide, puis, corrigeant cette affirmation catégorique : À part les habitants, bien sûr, à supposer qu’il y en ait eu. Tout ce que nous savons c’est qu’il y a cinquante-huit ans, les instruments sismologiques enregistrèrent un choc de vastes proportions. Presque en même temps, on reçut des rapports signalant une colonne de flamme, singulièrement brève, en provenance de la zone de perturbation. Les deux faits étaient manifestement liés. Une enquête ultérieure permit de découvrir ce que vous avez devant vous. La zone était fortement radioactive et rend encore impossible la présence de chercheurs. Il faudra encore un siècle avant que nous n’osions y pénétrer pour commencer les fouilles, mais il y a peu de doute sur ce que nous trouverons.
Rien. Dumarest, qui faisait le tour de la barrière, n’espérait pas autre chose. Toute la place devait être soudée en un bloc – les bâtiments et le sol, à des kilomètres à la ronde. Aucun espoir qu’il reste des documents, pas même une sculpture sur pierre, un bloc de métal gravé des renseignements qu’il souhaitait, et certainement pas un homme pour lui dire ce qu’il voulait savoir.
La voix d’un homme s’éleva, intriguée.
— Je ne comprends toujours pas comment ce lieu a pu rester ignoré. Il devait bien y avoir des vols au-dessus de cette région ?
— Des cartes de toute la région ont été dressées par photographie aérienne à trois reprises au cours des deux siècles derniers.
— Et l’on n’a rien vu ?
— Rien, répondit le guide, catégorique. Le terrain ne révélait qu’une étendue continue de forêts. Comme je l’ai dit, Korotya est un mystère. S’il y avait des réponses aux questions qui se bousculent dans vos esprits, ça n’en serait plus un. Ces ruines datent de cinquante-huit ans, et c’est la seule chose dont nous pouvons être sûrs, le seul fait réel dont nous disposons. Tout le reste est conjecture. Depuis combien de temps la cité existait-elle, qui l’avait construite, qui l’habitait, comment elle fût détruite, ce sont autant de choses que nous ignorons.
Dumarest avait fait un tour complet. Comme il se rapprochait du groupe, l’image tremblota puis, brusquement, disparut. Il étendit le bras et appuya sur le bouton niché dans le piédestal, faisant renaître l’illusion.
S’adressant au guide, il dit :
— On peut sûrement déterminer certaines choses. La destruction était de nature atomique – vous avez parlé d’une radioactivité résiduelle.
— C’est exact.
— Je suppose que ce monde est sous contrôle radar. N’avait-on pas, à l’époque, signalé des objets volants dans l’atmosphère, ou des approches spatiales ?
Le guide fronça les sourcils :
— Je ne comprends pas, monsieur.
— Se peut-il que cette région ait été bombardée ?
— Selend n’était pas en guerre. Cette destruction fut un acte isolé et, de toute manière, comment quiconque pourrait-il attaquer une cité sans connaître sa position exacte ? Et quelle raison pourrait-il y avoir à cet anéantissement délibéré ?
Dumarest insista :
— Vous n’avez pas répondu à ma question. Admettez-vous que la cité a pu être détruite par des forces extérieures ?
— C’est possible, reconnut le guide avec réticence. Mais, aussi bien, elle a pu l’être de plusieurs autres manières. Une explosion interne, par exemple. Une expérience qui a mal tourné… il existe une multitude d’explications possibles, mais toutes demeurent forcément à l’état de conjectures. Comme je l’ai dit, Korotya est un mystère. (Il regarda Dumarest.) Vous avez d’autres questions ?
Dumarest se décida. Il était allé trop loin pour ne pas poser la question, bien qu’il pût deviner la réponse. Mais il n’avait rien à perdre.
— Une seule, dit-il. Vous avez fait état de nombreuses rumeurs… L’une d’elles avait-elle quelque chose à voir avec le Peuple Originel ?
— Pardon ?
— Une secte religieuse observant un strict isolement. Se peut-il que Korotya ait été leur refuge ?
Narquois, le guide répliqua :
— Tout est possible, monsieur, mais je n’ai jamais entendu parler de cette secte. (Il haussa la voix.) Et maintenant, mesdames et messieurs, si vous voulez bien me suivre dans l’autre salle, je vais vous montrer les authentiques habits de couronnement au premier souverain de Selend. Nous ne sommes plus en monarchie, bien sûr, mais Ellman Conde était un homme peu commun et avait tenu à porter une robe de cérémonie tout à fait hors du commun.
Sa voix s’éteignait peu à peu, à mesure qu’il s’éloignait, en tête du groupe. La fille au visage maigre hésita puis, avec un haussement d’épaules, suivit les autres. Resté seul, Dumarest fixait les ruines énigmatiques.
Il était arrivé soixante ans trop tard.
Un bruit recueilli sur un monde lointain l’avait amené à Selend, et ç’avait été un voyage pour rien. Une nouvelle fois, alors que l’image s’éteignait, il ressuscita l’illusion, contemplant intensément le sévère ravage. C’était trop grand pour avoir été un monastère, et il y avait trop de pierre pour que cela ait pu être un simple village caché sous les arbres. Lesquels arbres, ainsi que la couche supérieure du sol, avaient dû être carbonisés, volatilisés, exposant ce qu’ils abritaient. Ce qu’il voyait avait pu être, en grande partie, souterrain, mais c’était quand même trop vaste pour une communauté primitive. L’art, la compétence, la technologie avaient contribué à sa construction – et à présent, c’était une chose morte, et ceux qui y avaient vécu et travaillé devaient être morts eux aussi. Et avec eux la connaissance qu’il avait espéré obtenir.
Il s’écarta de l’endroit, comme survenait un nouveau groupe mené par un guide vociférant. Il avait cessé de pleuvoir et il hésita, aux portes du musée, contemplant les rues luisantes, humides et comme polies sous les lumières. Il était encore tôt, les gens se pressaient sur les trottoirs, et la circulation était dense sur la chaussée : une cité normale sur un monde hautement développé. Un lieu où il se sentait nerveux et où il n’avait pas vraiment sa place. Sa peau se hérissait sous le contact imaginaire d’invisibles chaînes.
Il promena un regard négligent autour de lui. Une grappe de jeunes filles qui bavardaient avec des pépiements d’oiseaux, en attendant des amis. Un jeune homme grand et mince portant barbiche, vêtu d’orange et de pourpre. Un gros homme se disputant avec sa femme. Un vieillard, courbé, toussant et crachant de la lymphe. Deux individus trapus, probablement des artisans, debout côte à côte, silencieux et attentifs.
Un Haussi monta les marches en courant, le visage marqué de scarifications tribales. Il hésita en apercevant Dumarest, sembla sur le point de lui parler, le regard curieux, puis entra dans le musée.
Dumarest se retourna et, à travers la vitre, le regarda s’avancer vivement vers les bureaux, se demandant ce qu’un tel homme faisait sur un monde si reculé. Les Haussis s’écartaient rarement du centre de la galaxie oírles mondes étaient rapprochés et leurs talents appréciés.
Il s’en alla, alors qu’une foule d’adolescents se ruait vers les portes, dévala l’escalier avec agilité et traversa la rue. Il emprunta les voies très fréquentées qui conduisaient à son hôtel en lisière de la ville. Un racoleur appela doucement, comme il arrivait près d’une porte éclairée.
— Solitaire, monsieur ? Il y a de quoi vous amuser à l’intérieur. Mille variétés de sensations authentiques. Pleine participation sensorielle, satisfaction garantie. Pourquoi le vivre quand vous pouvez le sentir ? Tout le plaisir, et rien des dangers. Non ?
Il haussa philosophiquement les épaules quand Dumarest le dépassa, pour élever à nouveau la voix un instant plus tard, et se taire presque immédiatement.
Dumarest prit l’air soucieux. Un rabatteur n’interrompait pas son discours sans raison ; gagnant ou perdant, il tentait sa chance avec chaque client possible, les repérant avec la facilité due à un long entraînement – les esseulés, les étrangers loin de leur patrie, tous ceux qui paraissaient susceptibles de se laisser attirer dans son établissement. Quelqu’un devait le suivre de près, une personne qui pensait à autre chose qu’au plaisir.
Délibérément, il ralentit, les oreilles tendues, guettant le frottement des pas. Il y avait trop de bruit et il n’entendit rien de précis. Il ralentit davantage encore ; si l’homme n’était pas mal intentionné, il garderait l’allure et le dépasserait. Il ne fit ni l’un ni l’autre.
Dumarest s’arrêta, se tendit, une prudence tardive l’avertissant par des picotements dans le dos.
Il sentit comme une morsure sur sa nuque, un choc, et fit volte-face, le bras gauche allongé, les doigts serrés de façon à former un tout rigide. La lumière d’un réverbère au-dessus de lui transforma la pierre de sa bague en une coulée de feu rubis. Il vit l’homme qui se dressait derrière lui, le visage pâle et effrayé au-dessus de la barbiche, puis ses doigts frappèrent, touchant l’œil, arrachant et déchirant la chair molle. L’homme poussa un cri aigu et tomba tandis que, emporté par sa propre force, Dumarest continuait à tourner, le cou déjà raide, les jambes insensibilisées.
Les hurlements du blessé le poursuivirent pendant qu’il dégringolait vers le ciment du trottoir, à une infinie distance au-dessous de lui.
Il se réveilla sous une lumière vive.
— Très bien, infirmière, dit une voix lourde. La primaire a réussi.
La lumière se déplaça et fut remplacée par un large visage sombre surmonté d’un calot vert portant un emblème médical.
Vous n’avez pas de souci à vous faire, le rassura le docteur. Le danger est passé et vous allez être parfaitement remis. À présent, je désire votre coopération. S’il vous plaît, clignez des yeux, le gauche d’abord puis le droit. C’est ça. Encore, je vous prie. Une autre fois. Bien ; Maintenant, suivez le mouvement de mon doigt.
Il fit entendre des bruits approbateurs tandis que Dumarest obéissait.
— À présent, bougez la tête. Excellent. Vous pouvez lui administrer la secondaire maintenant, infirmière.
Dumarest sentit quelque chose le toucher au cou et entendit le sifflement perçant de l’air comprimé, tandis que les drogues s’infiltraient dans son sang. La réaction fut immédiate. La vie et la sensibilité revinrent dans ses membres, ses poumons se gonflèrent sous ses côtes douloureuses. Il s’assit, combattant une vague soudaine de nausée, appuyant sa tête entre ses mains jusqu’à ce qu’elle soit passée.
— Il serait stupide de vous demander comment vous vous sentez, fit le docteur sur le ton de la conversation. Vous avez été placé sous stimulation artificielle durant près de deux semaines et les machines ne sont pas toujours très douces. Mais vous êtes en vie, et le malaise va se dissiper.
— Merci, dit Dumarest. De m’avoir sauvé la vie.
— Vous avez eu de la chance de plus d’une façon. Les cris de l’homme que vous aviez blessé ont attiré les policiers. Ceux-ci ont immédiatement appelé une ambulance. Le médecin de garde vous a donné de l’accélérateur temporel pour ralentir votre métabolisme et vous a mis en congélation.
Le médecin s’interrompit, comme s’il se demandait s’il devait en dire plus.
— J’ai trouvé un dard enfoncé dans votre cuir chevelu. Il portait des traces d’une substance qu’il a fallu un certain à notre ordinateur médical pour isoler, et plus encore pour lui trouver un antidote. La difficulté consistait à vous maintenir en vie durant que celui-ci agissait ; d’où le recours aux machines.
— Je comprends, fit Dumarest. Et l’homme ?
— Celui que vous aviez blessé ? (Le docteur eut un haussement d’épaules.) Mort. Pas de sa blessure, vous lui aviez seulement arraché l’œil, mais d’autres causes.
— Telles que ?
— Défaillance cardiaque. (Le docteur se fit brusque.) Nous avons parlé suffisamment. Maintenant, vous feriez mieux de vous reposer un moment pour récupérer vos forces. Mais ne vous en faites pas. Vous n’avez aucun sujet d’inquiétude.
Aucun, songea Dumarest, tandis que l’homme sortait, suivi de l’infirmière. Aucun, à part le fait que quelqu’un avait essayé de le tuer et essaierait probablement à nouveau.
Se levant du lit, il marcha jusqu’à une fenêtre cachée par des rideaux. Il ne fut pas surpris d’y voir des barreaux. Il resta là à contempler la nuit, le reflet de son visage comme une enluminure contre le ciel nuageux. Il avait plu à nouveau et de minuscules gouttelettes faisaient des arcs-en-ciel miniatures sur les vitres. Il caressa sa nuque. La blessure avait cicatrisé ; cela mis à part, il n’avait aucune preuve que le temps s’était écoulé.
Il abaissa les yeux. La chambre était à un étage élevé et la vue s’étendait, par-delà un affreux amas de routes, d’entrepôts et de bâtiments tassés les uns contre les autres, jusqu’au terrain spatial scintillant sous un cercle de lumières. Sous son regard, un vaisseau monta dans l’air, éclairé par le champ lumineux de la propulsion Erhaft qui l’élançait vers les étoiles. Ses yeux revinrent à la ville. Un espace sans limites et des mondes sans nombre se répandaient par-delà la galaxie. Pourquoi les hommes tenaient-ils tant à bâtir leurs habitations si près ?
Se détournant de la fenêtre, il examina la pièce. Un lit, une armoire vide, des sanitaires et rien d’autre. Il ne portait qu’une ample chemise d’hôpital, et son seul bien personnel était la bague à sa main gauche. Au moins lui avaient-ils laissé cela. La porte n’était pas fermée à clé. Il l’ouvrit et rencontra le regard indifférent d’un garde armé assis dehors, dans le couloir. Lentement, l’homme secoua la tête.
Refermant la porte, Dumarest regagna le lit et décontracta ses muscles endoloris. Il était prisonnier. Il n’avait rien d’autre à faire maintenant qu’à attendre.
Ils le firent attendre deux jours, puis lui rendirent ses vêtements et le conduisirent au lieu d’interrogatoire. Ce ne pouvait être que cela, une pièce dans laquelle quelqu’un lui poserait des questions et exigerait des réponses et, s’il ne pouvait voir aucun instrument de persuasion, ce n’était pas la preuve qu’il n’en existait pas ou qu’on n’y recourrait pas. Très probablement, on y avait déjà recouru ; un homme sous l’empire des drogues ne pouvait guère garder de secrets.
— Dumarest.
L’homme assis devant le large bureau était d’un âge indéterminé, le visage lisse, affable, le corps presque aussi svelte que celui d’un jeune garçon. Il ramassa une carte posée devant lui.
— Earl Dumarest, voyageur, arrivé sur Selend il y a dix-sept jours en provenance de… ?
Il se tut, releva les yeux, des yeux gris pointillés de bleu.
— Onsul.
— Et avant cela ?
— Vington.
— D’où vous étiez arrivé de Technos3. (Le juge d’instruction sourit, avec des dents très blanches et très pointues.) Je suis heureux que vous vous montriez sensé, Earl. Puis-je vous appeler ainsi ? Mon nom est Cluj. Asseyez-vous, je vous prie. (Il attendit, pendant que Dumarest prenait un siège.) Quelle est votre planète d’origine ?
— Terre.
— Étrange nom pour un monde. Il n’y a pas trace d’elle dans nos dossiers, mais peu importe, il y a tant de mondes. (Sans changer de ton ni d’expression, il dit :) Pourquoi êtes-vous venu sur Selend ?
— Pour visiter Korotya.
Si on l’avait questionné quand il était sous l’empire des drogues, il ne servait à rien de mentir et il était maintenant évident qu’il l’avait été. Sinon, pourquoi Cluj aurait-il vérifié son appartenance à Terre ?
— J’avais entendu parler de cet endroit, une rumeur, et je voulais le voir.
— Pourquoi ?
— Par curiosité.
— À l’égard du Peuple Originel ? (Le juge d’instruction s’enfonça dans son siège en souriant.) Je sais tout ce que vous avez fait depuis votre arrivée. Le guide du musée se souvient très bien de vous. Quel dommage que vous ayez fait un tel voyage pour apprendre si peu de choses. Vous avez vu les ruines.
— J’ai vu un hologramme des ruines, corrigea Dumarest.
— Vous êtes précis, et c’est sage de votre part, mais je vous assure que cette représentation était authentique, Korotya, malheureusement, est perdue à jamais pour nous.
Cluj s’empara de la carte et se mit à en tapoter doucement le bord contre le bureau.
— Le Peuple Originel, fit-il rêveusement. Une secte religieuse mineure attachée à d’étranges croyances et pratiquant des cérémonies ésotériques. Ils prétendent que nous sommes tous originaires d’une même planète. (Il regarda Dumarest :) Terre. Êtes-vous des leurs ?
— Non.
— Et cependant, vous cherchez à entrer en contact avec eux, n’est-ce pas ? Si vous pensiez les trouver ici, vous vous trompiez. Nous ne tolérons pas pareils fanatiques égarés, sur Selend. Et la cité, les ruines de Korotya, pouvez-vous croire, honnêtement, que de tels gens ont pu la bâtir et la dissimuler pendant si longtemps ? La chose va à l’encontre de la raison.
Cluj jeta la carte.
— Venons-en maintenant à une question plus importante. L’attaque contre votre personne est un fait qui me trouble. C’est une énigme et je n’aime pas les énigmes. Ce n’était pas une simple tentative de vol et pas davantage un assassinat manqué. Les analyses ultérieures ont montré que le poison injecté n’était pas destiné à tuer mais à paralyser. Une substance très sophistiquée, inaccessible à un criminel ordinaire. Elle a pour effet de réduire immédiatement la victime à l’impuissance, avec tous les symptômes apparents de la mort. Voyons, pourquoi vous aurait-on attaqué de la sorte ?
— Une erreur d’identité, peut-être ?
— C’est difficilement possible, concéda le juge d’instruction, mais de telles choses peuvent arriver. Malheureusement nous ne pouvons pas interroger l’homme qui a lancé ce dard. Il est mort.
— C’est ce qu’on m’a dit, fit sèchement Dumarest. D’après te docteur, il s’agissait d’une défaillance cardiaque.
— Il n’a pas menti.
— Peut-être, mais il y a de multiples causes à un arrêt du cœur.
— C’est juste, dans ce cas, c’était un trou pratiqué par un laser. (Cluj se pencha par-dessus son bureau.) Vous comprenez ce que cela signifie ? L’homme n’opérait pas seul. C’était un attentat concerté et, si vous n’aviez pas été si prudent, il aurait réussi. Vous auriez simplement disparu sans laisser de trace. Un étranger qui s’écroule dans la rue – qui aurait posé des questions sur l’incident, ou sur ce qui était advenu du corps ? Et s’ils ont essayé une fois, ils peuvent recommencer.
Il s’arrêta, comme s’il attendait un commentaire de Dumarest et, devant son silence, ajouta :
— Je serai franc avec vous. Cet épisode renferme des implications politiques, et c’est là un danger potentiel dont nous pouvons nous passer. Selend ne doit pas devenir un champ de bataille pour factions rivales.
Dumarest dit avec calme :
— Vous exagérez l’affaire. Je continue à croire qu’on m’a pris pour quelqu’un d’autre.
— Si c’est votre opinion, vous êtes un idiot, et je ne vous tiens pas pour un idiot. Je crois que vous comprenez parfaitement tout ce qu’implique cet événement. Vous avez des ennemis, et vous n’êtes pas le genre d’homme à vous laisser blesser sans vous venger. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas mon affaire, ou cela cessera de l’être très bientôt. Je parlerai net : vous êtes désormais indésirable sur ce monde. J’ai ordonné votre expulsion.
Dumarest se détendit.
— Il est inutile d’engager une action officielle pour cela. Je partirai dès que j’aurai trouvé un vaisseau qui me convient.
— La question a déjà été réglée.
— Mais pas à ma satisfaction, répliqua Dumarest, cassant. Je ne suis pas un criminel et ceci est un monde civilisé. J’exige le droit de choisir moi-même ma destination.
— Et comment paierez-vous ?
Cluj regarda Dumarest qui releva sa manche gauche, dévoilant le tatouage sur son bras. L’empreinte métallique de son crédit universel brilla dans la lumière. Il reprit avec flegme :
— Je ne laisserai jamais personne dans le complet dénuement. Il vous reste peut-être assez pour vivre une semaine dans un hôtel modeste.
Dumarest rabaissa sa manche. Son visage était dur, tiré par la colère.
— J’avais aussi des espèces. Selend revêt-elle ses voleurs d’uniformes ?
Cluj s’offensa.
On ne vous a pas volé. Il a fallu payer certaines dépenses : vos frais d’hospitalisation, les recherches demandées pour neutraliser le poison, d’autres choses. Le prix d’un long trajet en Haut, entre autres. Les espèces et le crédit ont à peine suffi. Vous recevrez, naturellement, une facture détaillée. (Il dit quelques mots dans la grille d’un interphone sur son bureau :) Cette entrevue est terminée. Venez prendre le sujet et disposez-en comme convenu. (À l’intention de Dumarest, il ajouta :) Vous partez à l’aube. Ne revenez pas sur Selend.
Ils le conduisirent au spatiodrome, dans un petit bâtiment à l’intérieur de l’enceinte, l’endroit où l’on détenait les indésirables en transit. La cellule était petite, assez propre mais étriquée pour un homme habitué aux grands espaces. Depuis l’unique fenêtre à barreaux, Dumarest apercevait le terrain, les vaisseaux se dressant haut sur le ciel qui s’obscurcissait. L’un d’eux allait l’emmener loin de Selend, pour le déposer où ? Le garde l’ignorait, ou avait reçu la consigne de garder le silence.
— Ne t’en fais-pas, l’ami, conseilla-t-il. Tu voyageras comme un passager ordinaire. Avec l’accélérateur temporel pour raccourcir le voyage, et tout le reste. Qu’importe la destination du vaisseau ?
Cela importait beaucoup. Il y avait trop de mondes en bout de ligne, des culs-de-sac sans aucune industrie, ne laissant nul espoir de gagner de l’argent. Ces mondes-là étaient le cauchemar du voyageur. S’ils y échouaient sans avoir de quoi prendre un passage pour ailleurs, il était pratiquement impossible de s’en évader. La mort dans une abjecte pauvreté était la fin habituelle. Cluj avait-il choisi de l’envoyer sur une telle planète ? Ou avait-il opté pour un moyen encore plus direct ?
Dumarest réfléchissait à tout cela, assis sur l’étroite couchette. Son expulsion avait été organisée, on lui avait pris son argent pendant qu’il gisait inconscient à l’hôpital. Quelqu’un avait-il suggéré cette ligne de conduite ? Ou conseillé ? Exercé des pressions pour obtenir ce à quoi il n’avait pu parvenir avec l’agression ? Allait-on le livrer, sans qu’il le soupçonne, comme un colis, entre les mains de ses poursuivants ?
C’était un risque qu’il refusait de prendre. D’une façon ou d’une autre, il devait échapper au piège qu’il flairait. Par la fenêtre, il inspecta les vaisseaux rangés sur le terrain. Ils étaient au nombre de cinq ; Selend était un monde actif. L’un d’eux avait ses bordages grands ouverts, et se trouvait manifestement en révision ou en réparation. Il l’élimina. Un autre venait d’arriver, ses soutes étaient béantes et les marchandises dévalaient la rampe vers les véhicules qui les attendaient. Il n’était pas impossible qu’il puisse décharger, refaire le plein et partir d’ici l’aube mais il en doutait. L’un des trois autres devait être celui sur lequel il allait embarquer, mais lequel ?
Il les étudia soigneusement. L’un d’eux était fermé, sa cargaison rentrée – il semblait prêt à décoller. Les capitaines n’aimaient pas traîner – une fois prêts à prendre l’espace, ils s’attardaient rarement – mais peut-être l’équipage savourait-il une brève permission, maintenant que le travail était accompli. Les deux autres étaient encore en plein chargement, l’un, d’un flot de lourds ballots, l’autre de paquets plus petits et déversés au compte-gouttes. Quelques hommes s’agglutinaient au pied de la rampe, pauvrement habillés, serrés les uns contre les autres comme pour se protéger. Des voyageurs qui espéraient voyager en Bas.
Pensif, Dumarest s’éloigna de la fenêtre et contempla la porte de sa cellule. C’était un léger obstacle comparé à l’autre. Comment s’enfuir sans argent ? Qui sur ces vaisseaux lui ferait cadeau d’un passage ? Il ne connaissait que trop bien la réponse. Puis il regarda sa bague, Panneau épais et la pierre plate qui brillait comme du sang frais. Cluj avait commis une erreur.
Il attendit la nuit, puis martela la porte munie de barreaux. Le gardien arriva en grommelant, s’essuyant la bouche du revers de la main. C’était un gros homme aux muscles solides, enclin à la truculence. Ses manières se radoucirent en entendant la requête de Dumarest.
— Tu veux du vin et un bon repas ? Ma foi, je pense que ça peut s’arranger si tu as de quoi payer.
— J’ai du crédit. (Dumarest exhiba son tatouage.) S’il y a une machine-banquier, on peut prendre des espèces et se procurer un repas convenable et bien arrosé. Écoute, insista-t-il, car l’autre hésitait, qu’as-tu à y perdre ? Je transfère mon crédit sur ton compte et tu me verses les deux tiers de sa valeur.
— Les deux tiers ?
— Disons la moitié. Apporte la machine ici, nous allons faire ça tout de suite. Je meurs de faim.
Le garde se frotta le menton, songeur.
— Je ne peux pas faire ça, amener la machine ici. Elle est fixée au sol du bureau. Mais je pourrais peut-être bien t’emmener là-bas. La moitié, c’est ça ?
C’était un bon bénéfice, et il l’augmenterait encore en gonflant le prix du repas et du vin. Et il ne prenait guère de risques : un court trajet jusqu’au bureau, puis retour à la cellule. Cinq minutes, dix tout au plus ; l’occasion était trop belle pour qu’il la laisse passer.
— D’accord, décida-t-il. Mais n’essaie pas de faire le malin. Je ne veux pas te mettre à bord avec la tête cassée.
En ouvrant la porte de la cellule, il lui fit signe de descendre le couloir.
— Tourne à droite quand tu seras au bout, ordonna-t-il. Et faisons vite.
Dumarest le frappa à la mâchoire.
C’était un coup violent, asséné de toute la force du dos et des épaules, et l’homme s’effondra comme s’il avait reçu une balle. Dumarest saisit le corps flasque, le poussa dans la cellule et claqua la porte. Tranquillement, il pénétra dans le bureau. Il était vide et il prit le temps de consulter les papiers jonchant le bureau. Le Lachae devait partir à l’aube.
Il pleuvait à nouveau, et des gouttes mêlées de neige formaient un rideau d’argent sous la lueur crue de l’éclairage circulaire. Elles lui piquèrent les yeux quand il sortit du bureau et traversa le terrain en courant. Devant lui se trouvaient les deux vaisseaux qu’il avait repérés plus tôt, ils avaient à présent terminé leur chargement ; une sauvage lumière rouge clignotait à la proue de l’un d’eux. Il l’atteignit, escalada la rampe et se heurta au regard hostile du manutentionnaire.
— Que diable veux-tu ? (L’homme était brusque.) Nous nous apprêtons à partir.
— Parfait. Je veux un passage.
— Demande au patron, c’est lui qui s’occupe de ça.
— En Bas, pas en Haut.
Dumarest jeta un regard à la ronde. Il était dans la section inférieure du vaisseau, à proximité de la cargaison et du congélateur. Dans un coin se trouvait un établi, garni d’un étau. Il fit glisser sa bague, en arracha la pierre avec ses dents et la plaça entre les mâchoires de l’étau. Il jeta l’anneau en direction de l’homme et, pendant que celui-ci l’examinait, resserra les mâchoires de l’étau. La pierre se fracassa en un million d’éclats cristallins.
— Es-tu fou ? Le manutentionnaire contemplait les fragments scintillants. Détruire une pierre comme ça !
La réponse de Dumarest fut sèche :
— Oublie la pierre. Regarde cet anneau. Il vaut un passage en Haut. Il est à toi si tu me laisses voyager en Bas.
Le manutentionnaire n’était plus de première jeunesse, et une longue expérience de l’humanité l’avait rendu perspicace. Il fixa sur Dumarest un œil calculateur, tout en soupesant l’anneau dans sa main.
— Tu as des ennuis, hein ? Ma foi, cela ne me regarde pas. Nous nous rendons à Dradea. C’est un sacré long voyage, mais ça ne te gênera pas, de la façon dont tu vas l’effectuer. (Il fit sauter le poids métallique dans sa paume.) Un seul avertissement, l’ami. Si c’est du toc, tu me le paieras.
Sans pitié, il le priverait des drogues insensibilisantes qui effaçaient la douleur de la résurrection, et il s’écorcherait les poumons à crier de souffrance quand la circulation se rétablirait. Et bien d’autres choses. Ceux qui voyageaient en Bas n’avaient aucune défense contre un manutentionnaire plein de rancune ou aigri.
— Elle est authentique, fit Dumarest.
— Et c’est tout ce que tu possèdes ? (L’homme haussa les épaules.) Eh bien, ainsi va la vie. Tu as déjà voyagé en Bas ? Bien. Alors tu sais ce qu’il faut faire.
Se dévêtir et s’allonger dans la cellule de vie suspendue destinée aux animaux. Sombrer dans l’inconscience et naviguer ainsi, drogué, congelé, mort à quatre-vingt-dix pour cent, jouant sa vie contre un taux de mortalité de quinze pour cent. Il l’avait fait si souvent déjà. Trop souvent. Peut-être cette fois serait-elle la dernière.
La chance n’était pas éternelle.
3 Voir Complot sur Technos, l’Aventurier des Étoiles 7